Devin Wenig : « Dans dix ans, les consommateurs achèteront sur un million d'écrans différents »
Interview initialement publiée dans Les Echos du 10 novembre 2017.
EBay conserve l'image d'un site d'enchères entre particuliers. Cherchez-vous à corriger cette image en ciblant les entrepreneurs et les marques ?
Nous ne cherchons pas à changer notre image, c'est notre activité qui a changé. Les enchères et les particuliers qui vendent des objets sont devenus minoritaires dans notre activité. L'essentiel de notre business aujourd'hui, ce sont des entreprises qui vendent leurs produits et sont capables de les livrer en deux ou trois jours.
Comment vous différenciez-vous d'Amazon ?
Nous ne voulons pas concurrencer nos vendeurs. Notre catalogue est vaste, on trouve sur eBay de bonnes affaires, des objets courants comme des produits rares, mais notre rôle est d'être le partenaire des entrepreneurs et des PME, pas leur concurrent. Ces derniers sont au coeur de notre modèle depuis vingt et un ans, ils sont notre colonne vertébrale. Les marques, en revanche, sont un nouveau marché sur lequel nous souhaitons nous développer.
EBay demeure une plate-forme très légère. Investissez-vous dans une capacité de livraison ?
Une livraison rapide et facile est un critère crucial pour les consommateurs, mais nous ne sommes pas une entreprise d'entrepôts, nous sommes une entreprise de données et un réseau de vendeurs. Cela dit, nos délais de livraison ont diminué chaque année depuis cinq ans, et la plupart de nos produits arrivent désormais en trois jours, parfois deux en France. C'est un standard auquel les consommateurs s'attendent. Pour la logistique, nous travaillons avec des partenaires et avons des délais de livraison raisonnables. Notre business n'a pas besoin de camions ou d'entrepôts.Nous sommes une véritable entreprise d'e-commerce, une entreprise du Web.
Aurez-vous un jour des magasins ?
Nous avons ouvert occasionnellement des « pop-up shops », mais il s'agit plus pour nous d'exprimer notre identité que de développer un réseau de boutiques. Et nous travaillons un peu partout avec des réseaux de boutiques relais, où les colis sont livrés. C'est une bonne solution.
A quoi ressemble le client d'eBay aujourd'hui ?
Notre clientèle a évolué en même temps que celle de l'e-commerce. Pendant ses dix premières années d'existence, eBay vendait surtout des objets fonctionnels, faciles, peu affectifs, par exemple des pièces détachées de voiture ou de l'électronique. Il y avait des interrogations sur la fiabilité du commerce en ligne. Nos clients étaient du coup plus volontiers des hommes, un peu âgés. Cela a changé. La démographie a évolué et aujourd'hui nos clients sont plus souvent des femmes, plus jeunes. Etonnamment, le segment qui croît le plus vite sur eBay, c'est la mode. Et juste derrière, ce sont les oeuvres d'art, alors que le marché de l'art n'a jamais eu de vraie présence en ligne. Ma conviction est que toutes les catégories de produits finiront à terme par être vendues sur le Web. L'expérience d'achat s'est beaucoup enrichie, les photos sont de meilleure qualité, la politique de retours est plus accommodante...
Les consommateurs des pays émergents achètent-ils en ligne ?
Les marchés émergents ont un potentiel de croissance significatif dans l'e-commerce, du fait notamment de l'accès croissant à Internet, de l'augmentation des classes moyennes, et de l'utilisation des téléphones portables. Nous voyons des PME de pays émergents entrer sur les marchés mondiaux en capitalisant sur les plates-formes d'e-commerce et la technologie. Depuis 20 ans, eBay permet à tous de prendre part à l'économie mondiale. Une petite entreprise d'Afrique du Sud ou du Pérou a les mêmes chances de succès qu'une PME américaine ou française.
La publicité a-t-elle une place dans votre modèle ?
Nos revenus publicitaires sont encore minoritaires, mais ils augmentent. Nous poussons surtout la publicité interne, qui consiste à offrir aux marques qui vendent chez nous des outils pour promouvoir leur boutique, avec des publicités sur la plate-forme. Elles peuvent céder un peu de leur marge pour avoir plus de visibilité. Cette offre croît très vite, et elle est bonne pour l'écosystème, car elle conserve les clients au sein d'eBay. Elle a été très bien adoptée par nos vendeurs. Nous avons 168 millions d'acheteurs actifs, cela donne de la visibilité.
A quoi ressemblera eBay dans dix ans ?
Peut-être qu'il faudra des appareils, mais peut-être pas. Aujourd'hui, tout se fait sur smartphone, mais, dans dix ans, l'hégémonie du téléphone sera sans doute derrière nous. Je pense qu'il y aura une multitude d'appareils différents, cette concentration de la vie digitale va s'atomiser. Nous nous préparons à cela.
Comment eBay peut-il être affecté par les décisions politiques prises par la nouvelle administration en matière de commerce, de fiscalité, d'immigration ?
Nous avons toujours dit haut et fort ce en quoi nous croyions. La réforme fiscale est bienvenue, elle va soutenir les investissements et l'emploi, non seulement aux Etats-Unis, mais ailleurs dans le monde. Nous sommes en revanche absolument opposés à toute restriction de l'immigration. EBay est bâti sur le principe de l'inclusion. Toute attaque de la diversité pose problème. Les Etats-Unis doivent rester un pays ouvert, accueillant, juste. C'est important pour le pays mais aussi pour les affaires. Même chose pour le libre-échange. Nous sommes des commerçants, nous avons besoin du libre-échange et pensons que le restreindre est mauvais pour l'économie. C'est un sujet compliqué et affectif, mais il n'y a pas de doute sur le fait que le libre-échange est un créateur net de richesses et d'emplois. Une part importante de l'activité d'eBay est transfrontière. Plus de 90 % de nos vendeurs exportent. C'est dans notre ADN depuis toujours : la toute première transaction faite sur eBay, en 1995, fut la vente par le fondateur Pierre Omidyar d'un pointeur laser cassé à un client basé au Canada. Et c'est notre grande force : un entrepreneur à Paris qui vend sur eBay a tout de suite accès à des clients hors de France.
Redoutez-vous une poussée réglementaire du Congrès contre l'industrie de la tech, dans le sillage de la campagne de 2016 ?
La régulation n'est pas une mauvaise chose en soi. Je pense que les entreprises de tech doivent être responsables. Toutes celles que je connais veulent l'être. Les règles changent, le monde change et la tech doit suivre. La question c'est évidemment de savoir quelle forme doit prendre la régulation. Nous voulons tous être de bons citoyens et défendre nos valeurs, mais nous voulons aussi éviter que le mouvement de balancier n'aille trop loin dans l'autre sens. Il ne faut pas oublier que la tech a été un vrai moteur de progrès.
Vous venez de passer deux jours à Paris. Pourquoi ce déplacement ?
La France est un marché très important pour nous, notre activité croît rapidement, car l'e-commerce s'y développe bien. J'essaie de m'y rendre une fois par an pour rencontrer nos clients, les vendeurs qui ont une activité en France, mais aussi ailleurs dans le monde, et j'ai vu le Premier ministre. L'objet de notre entretien était d'échanger sur l'e-commerce, la technologie, l'innovation et l'emploi. Nous avons parlé du rôle que peut jouer eBay en tant que plate-forme d'e-commerce pour promouvoir les entrepreneurs et les PME en France et ailleurs.
La France vous semble-t-elle accueillante pour les affaires ?
Oui, de plus en plus, particulièrement depuis quelques années. Il y a en France deux choses positives. Tout d'abord le système éducatif tend à promouvoir les mathématiques et les sciences, ce qui crée un pool de talents important. Un grand nombre de nos spécialistes en analyse de données ont été formés en France. Ensuite, l'e-commerce y est relativement moins développé qu'ailleurs et il croît rapidement. Seules 15 % des entreprises françaises vendent en ligne, contre 25 % en Allemagne et 20 % au Royaume-Uni. Il y a donc de vraies opportunités. Surtout que la France est l'un des pays qui compte le plus de marques fortes. On y trouve aussi un grand nombre d'entrepreneurs et de PME qui cherchent des plates-formes comme la nôtre pour exporter. Les PME françaises fabriquent des produits d'excellente qualité, depuis la mode ou la gastronomie en passant par les produits faits main, et nous pouvons leur offrir un accès à 168 millions d'acheteurs dans le monde, y compris dans des zones rurales. Aujourd'hui, 97 % de nos vendeurs français exportent, dans une vingtaine de pays en moyenne.